« Le syndrome de la dictature » est le nouveau livre d’Alaa
El-Aswany. La journaliste Céline Lussato, du Nouvel observateur, est allée l’interviewer sur le sujet et elle n’est
pas déçue. L’homme est intarissable. L’écrivain dissèque la dictature, ses
mécanismes de fonctionnement, la fatuité d’une autosuffisance, les théories du
complot, la chosification de l’ennemi supposé, l’instrumentalisation du
religieux. Sur un autre plan, l’auteur scrute le processus d’embrigadement, qui
aboutit à la formation d’un djihadiste : comment fabrique-t-on un
terroriste ?
En effet, le célèbre romancier n’est pas tombé de la dernière pluie. Son roman
« L’immeuble Yacoubian » est déjà une description lumineuse de ce
Titanic à forte émanation locale, qui n’est qu’un microcosme d’un monde arabe,
en plein soubresaut ? L’homme, égyptien jusqu’où bout des ongles, comme
tous ses concitoyens, certes. Mais, lui, il a une particularité qui le distingue.
Il a son Égypte à lui, dans le sang. Une Égypte, pour être fidèle à sa grandeur, doit
rompre avec l’indigence de la pensée, la bigoterie ambiante et la misère d’un
imaginaire. Comment voulez-vous qu’un tel homme ne soit pas poursuivi, harcelé,
pourchassé par la théocratie politique et judiciaire ?
Jusqu’ici, nous exprimions une entière solidarité, empreinte de
sympathie. Hélas, à partir de ce moment, notre intellectuel monte sur ses
grands chevaux, part en vrille. Il s’emberlificote, se livre à un rétropédalage,
s’embrouille dans des contrevérités historiques, défend l’indéfendable. En somme, il est pris les deux mains dans le
sac !
L’auteur nous dit qu’on a « Le devoir d’écrire ce qu’on pense ».
Mais, que vaut une pensée, qui n’est pas trompée dans le feu ardent de la probité,
que vaut une pensée quand elle endosse la forfaiture ?
La journaliste le présente sous le label du « Grand écrivain »,
en nous rappelant que s’il parle si bien de la dictature, c’est parce qu’il l’a
connue intimement. « Il l’expérimente depuis son enfance sous Nasser ». Le
« Grand écrivain », lui-même, abonde dans le même sens pour se
lamenter : « Avant la dictature militaire de 1952, la société
égyptienne était incroyablement cosmopolite : les Égyptiens pouvaient être
d’origine italienne et grecque, ils pouvaient être Juifs, Chrétiens ou Musulmans.
Et puis avec Nasser, on a commencé à dire « Nous Égyptiens », ce qui
signifie, selon lui, « Nous, et pas les autres. À la dictature s’attache
toujours la xénophobie, la haine » ! Ainsi parla Alaa.
L’écrivain fait un parallèle étrange entre les frères musulmans et
un certain Adolf Hitler, qui n’avait même pas besoin de prononcer le mot juif,
pour que la foule hurla sa haine, envers les Juifs. Pour sauter du coq à un chameau,
l’écrivain exprime son étonnement de « la
faculté des gens à croire authentique ‘'les protocoles des sages de
Sion’’ ». Un texte qu’il affirme avoir toujours critiqué.
Face à ces élucubrations, le lecteur ne peut que s’interroger :
qu’est-ce qui se profile derrière ces insinuations d’un goût infect ? Ces affirmations
tranchées, ne témoignent-elles pas d’une
immense mystification et d’une véritable violence à l’égard de l’histoire ?
Le « Nous Égyptiens » que lançait Nasser, et qui sonnait comme un slogan, n’était-elle pas une tentative légitime de récupérer une fierté nationale bafouée ? Qui ignorerait que ces minorités nationales désignées, n’avaient que mépris, pour le peuple égyptien ? Ces khaouaja ne considéraient ils pas indignes d’eux, de parler la langue arabe. La langue d’un peuple cul-terreux ? Un peuple rustre, bon à se résigner à sa condition de vassal et de domestique, au service de ces mêmes nantis ?
L’auteur, « Grand
écrivain » de son état, parle de la Shoah, du protocole des sages de Sion
et de Hitler ! Le lecteur au comble
de la stupéfaction s’interroge : ce Monsieur n’est-il pas invité à parler d’autre
chose ? Ces emblèmes de l’infâme, ne sont ils pas hors propos ? À
moins qu’il veuille établir le parallèle entre ces ignobles horreurs et ce
qu’il appelle « la dictature égyptienne depuis 1952 ». Nasser est donc
l’équivalent de Hitler !?
J’avoue, en toute honnêteté, que j’ai lu cette indigence, avec la
nausée dans le ventre.
Le théâtre des illusions
Nasser dictateur ? Drôle de dictateur, qui le jour de sa mort,
toute l’Égypte le pleura, en l’accompagnant à sa dernière demeure. Drôle de
dictateur, qui lors de ce jour mémorable
de la défaite, présenta sa démission pour voir sur le champ, tout un peuple
sortir dans la rue, exprimant son désaccord et sa colère. Drôle de dictateur, connu
pour être incorruptible. Drôle de dictateur, érigé par son peuple en symbole de
dignité nationale.
Drôle de dictateur, en effet, qui n’avait d’autres choix que d’être
autoritaire. Face à des islamistes enragés, qui ne pensaient qu’instaurer une
Khilafa mythique. Face à des communistes qui ne pensaient qu’à jeter les
fondations d’une dictature du prolétariat. Face à des Pachas qui ne rêvaient
que de restaurer le pouvoir féodal, d’une monarchie décadente.
Nasser. N’est-il pas ce Zaïm devenu symbole, qui nous a inspiré, paradoxalement,
le rejet du culte du Zaïm ? C’est son exemple, qui nous a fait comprendre
la nécessité de scruter et remettre en cause, le mythe de l’homme providentiel,
et ses mirages ensorcelants ? Ses traumatismes, ses échecs successifs nous ont
appris à nous révolter contre le parti unique. L’autorité n’est plus une coercition
subie, mais rêvée en termes de démocratie ? C’est le symbole nasserien, qui
nous inspire aujourd’hui à dépasser
Nasser, pour mieux lui rendre hommage, tout
autant qu’à la démocratie.
Qu’a t-il donc à voir avec l’opprobre Nazie ? Cette machine
infernale à l’infâme doctrine de ségrégation, de supériorité raciale,
d’extermination et de purification ethnique. Oublier tout cela, ou l’instrumentaliser,
c’est patauger dans la fange de l’ignominie.
Aujourd’hui, unanimement et après
coup, le parti unique, c’est le mal unique. Mais à l’époque, qui, parmi les
hommes les plus intègres, pensa un seul instant que la libération nationale, le
développement économique, les droits de l’homme, passeraient par le glissement du bulletin-démocratie dans
les urnes ?
La journaliste nous dit que l’écrivain « se réfère à
l’histoire », mais peut-on se référer à l’histoire, sans avoir un minimum
de formation dans le domaine ? Faire violence à l’histoire, vouloir
asservir l’histoire à je ne sais quel dessein, c’est s’asservir soi-même. Que
reste-t-il d’une crédibilité ? Que reste-t-il de cette chère créativité
libératrice qui constitue l’ADN de l’écrivain ? Que reste-t-il du devoir moral
de la vérité, non pas la vérité de la grâce salvatrice, mais la vérité historique.
Manier l’histoire sans aucun souci
d’honnêteté, c’est manié indélicatement des bâtons de dynamite qui ne
tarderont pas à vous éclater en pleine figure.
Les Savonaroles et les grenouilles de bénitier
Les juifs n’ont pas besoin d’hypocrites, qui viennent courber
l’échine devant eux. Ils ont, par contre, vivement besoin, qu’on leur explique les
origines de l’antisémitisme et ce qui le
nourrit chez certains Musulmans. De même qu’ils ont besoin, eux-mêmes, de nous
expliquer les origines de l’apartheid, et la haine vis-à-vis des Arabes et des Musulmans
en Israël. C’est cela, qui nous permet de retrouver une fraternité, qui n’est
redevable d’aucune mesquinerie sordide. Et à ce que je sache, l’extrémisme
religieux n’est pas une particularité musulmane. Toute religion a ses bigots, ses
Savonaroles et ses grenouilles de bénitier.
Un Grand écrivain, c’est avant tout une conscience, et celle-ci ne
se trompe pas de colère. Une conscience sait que l’interprétation ne doit, en
aucune façon, l’emporter sur l’événement. Hanna Arendt, qui est justement une
grande conscience, nous enseigne : « penser l’événement pour ne pas
succomber à l’actualité ».
Enfin, une conscience, c’est une sagesse et, celle-ci,
contrairement à une vérité éphémère, ne se périme jamais. C’est cela, qui
affranchit, c’est cela, qui marque, c’est cela, qui éclaire et c’est cela, qui
libère. Chez les Grands écrivains, c’est cela qui produit le chef-d’œuvre.
Un grand écrivain n’accède à la grandeur, ni à l’universel que parce
qu’il nous balise les voies de notre propre libération, parce qu’il nous fait
découvrir ce que nous n’avons jamais soupçonné en nous-mêmes, en matière du mal
ou du bien. Un écrivain qui verse dans l’amalgame, n’est pas digne de notre
confiance. Il n’est même pas écrivain. Mais comment l’appelle-t-on déjà ?
Un écrivaillon ? Un écrivassier ? Peut-être, même, une écrevisse,
celle-là, même, qui marche à reculons.