Il est surprenant de constater que le prince
Mohamed Ben Salmane incarne, de plus en plus, cette image d’Épinal,
représentant un homme embourbé dans les sables mouvants, ne sachant comment
s’en sortir. Chaque pas, chaque effort, se traduisent par plus d’embourbement,
donc d’enfoncement. Le célèbre « pardon » qu’il vient d’arracher aux
enfants de Jamal Khashoggi, démembré dans des conditions digne d’un film
d’horreur, ne peut que l’accabler davantage. Comment cela ? Je m’explique.
Derrière ce « pardon » frelaté, se
profile le système tribal dans toute sa rouillure archaïque. Cependant, le
malentendu qu’engendre une telle démarche est insoluble, témoignant de
l’absurdité d’un pouvoir, tout à fait étranger aux principes des droits de
l’homme, tels qu’ils sont conçus par la communauté internationale.
Mais de quel malentendu s’agit-il ? En
versant la diyya, c’est à dire le prix du sang, comme le stipule la vendetta,
il pense s’en sortir à bon compte. N’a-t-il pas payé son dû ? A aucun
moment, il ne réalise qu’il vient d’accomplir une véritable opération de relation
publique, aboutissant à l’opposé de l’effet escompté. Le résultat en est, que
tout un chacun est convaincu que le prince est parfaitement ancré dans une
logique tribale archaïque. En effet, le « pardon » en question,
s’avère une véritable déclaration sur tous les toits, affirmant que
l’assassinat du journaliste, fut perpétré sous ses bienveillants auspices. Que
le crime est bel et bien commis par les membres de sa propre tribu. Naïvement,
le prince exhibe la preuve incontestable : la diyya est payée. Le pardon est
donc octroyé.
Rappelons que selon cette loi tribale, une fois
la diyya payée, c’est à dire la compensation financière expiatoire, les
assassins ne seront plus poursuivis, ni punis, puisque la diyya en question est
susceptible de garantir la vie sauve aux meurtriers, comme au commanditaire.
MBS n’aura plus à s’inquiéter, aucun des membres de la tribu à laquelle
appartient la victime n’attenterait à sa vie. Transgresser la parole donnée en
la matière, entrainerait un déshonneur qui éclabousserait toute la tribu.
Rappelons encore une fois, que la tribu
saoudienne fonctionne et se perpétue grâce à une cohésion absolue. La diyya est
un élément important dans cette architecture, puisqu’elle permet de mettre un
terme aux conflits fratricide, scellant ainsi une réconciliation salutaire.
Tout esprit qui désobéit aux ordres dictés d’en haut, est considéré comme kharijite.
C’est à dire « sortir » de cette cohésion pour l’affaiblir, c’est
agir en dehors du dogme d’une tribu élargie aux dimensions d’une communauté
nationale. Ce qui représente ainsi un danger qu’il faut éliminer.
C’est cela qui préserve et privilège et
pouvoir, dans le cadre d’une hiérarchie minutieusement structurée. Un
wahhabisme trop sourcilleux sur l’application stricte des préceptes ancestraux,
intervient pour sacraliser et bétonner une telle pyramide de valeurs désuètes certes,
mais constamment activées.
Précisons par ailleurs que le terme
« pardon » avancé par les média, n’est pas une traduction fidèle du
mot alsolh, désignant plutôt une réconciliation. Dans cet environnement, on n’a
que faire d’un « pardon », reflétant une attitude passive et
désarmante. Par contre, alsolh renvoie à une dynamique active, faite de
nouvelles alliances, engendrant un nouveau pacte. Celui-ci, donne lieu à de
nouveaux partages, de nouveaux échanges, ce qui se traduit par une régénération
du pouvoir clanique.
Que ce soit alsolh ou le « pardon », la notion en tant
que telle, révèle de manière inattendue la nature du régime saoudien : sa
conception de la justice, ainsi que les us et coutumes qui renvoient à une
spécificité contredisant, point par point le droit international et les droits
de l’homme. Il va de soi que cette soi-disant « originalité » porte
une atteinte grave à cette justice universelle qui transcende les spécificités
culturelles des sociétés humaines.
Le bourreau achète l’âme de sa victime
Cependant, si MBS pensait avoir dupé la
communauté internationale, il réalise aujourd’hui qu’il a fait chou blanc. Le
« pardon » censé redorer un blason terni, tombe à pic avec
l’ébranlement de la maison Al-Saoud, suite à tant de défaites militaires, tant de
dégringolades bariliennes. Le prince que l’on pensait sage comme une image,
apparaît sous un autre jour, il est aussi tyrannique qu’impulsif, n’hésitant
pas à commanditer le crime le plus odieux contre un homme, qui n’arbore
d’autres armes que sa plume. Le « pardon » ne révèle-t-il pas
l’archaïsme d’un système, et l’arrogance d’un bourreau, qui se pare des atours
de la vertu et de la puissance. C’est ce même prince, que l’on surprend en
plein jour, négociant l’achat du sang et l’âme de sa victime.
Et voilà, notre seigneur du désert de l’Arabie,
emberlificoté dans ses passions. Il ne comprend pas ce procès en sorcellerie
qu’on lui intente. N’est-il pas dans son droit ? La victime n’a-t-elle pas
commis l’irréparable ? Ne s’est-elle pas rendue coupable de
‘Issiane ? C’est à dire une rébellion active, un acte offensant Dieu. Qui
nierait alors que la vengeance divine, c’est à dire la peine de mort par
décapitation s’impose ?
C’est cette logique tribale qui fonctionne à
plein régime. Le blogueur Raif Badaoui
accusé d’insulter l’Islam, n’a été sauvé de la décapitation que grâce à une
campagne mondiale retentissante. Mais, cela n’a pas empêché la vengeance de
s’exercer dans toute sa rigueur, et le jeune militant poète fut condamné à dix
ans de prison, et mille coups de fouet. La sacralité de la religion ne
va-t-elle pas de pair avec la sanctification de la vengeance ?
Nous sommes ici en pleine problématique de la
justice. Celle-ci fonctionne partout avec le même principe : sévir contre
quiconque transgresse la loi, en causant des torts à autrui. Sauf que la loi
ici, est la loi dictée par une féodalité sordide au service d’une structure
politiquement asservissante. Dans ce contexte, la justice est vidée de toute
substance créatrice. On lui fait endosser un costume de clown, avec sabre à la
main et fouet sous le bras. Ainsi, la justice censée être au-dessus des
passions, et des partis pris, se transforme en une institution inquisitoriale,
bassement vengeresse et vénale.
Nous avions eu un avant-gout de cette justice,
lors de l’embastillement de centaines de princes dans un palace de luxe, qui ne
furent libérés qu’après s’être délestés de centaines de millions de dollars. Ce
jour-là, tout un chacun s’est posé la question : si ces détenus dans leurs
cages dorés étaient accusés de corruption, pourquoi ne pas les juger en bonne
et due forme ? La réponse surgit d’elle-même : depuis quand la
justice tribale juge son propre clan ?
En payant la Diyya, le prince pense qu’il s’est
réconcilié avec la famille Khashoggi, mais à sa grande surprise, il réalise
qu’il s’est aliéné toute la société saoudienne, et avec elle l’opinion internationale.
Aujourd’hui, la répression
féroce que mène MBS, n’est pas autre chose qu’une fuite en avant. Son combat
n’est pas le sien. C’est le combat que mène la tribu décadente contre une
modernité envahissante. Cette même modernité, dont les signes annonciateurs,
sont ces femmes que l’on emprisonne, parce qu’elles exigent leurs droits à
leurs corps. C’est cette expression, qui se libère et qui ouvre la voie à des
interrogations salutaires. C’est cette nouvelle élite, qui jette un regard
critique et autocritique sur un héritage ossifié et ankylosé. C’est cette
démocratisation des esprits, qui bat en brèche, et le narcissisme tribal, et
ses cloisons intellectuels étanches. Tout cela annonce que le système est bel
et bien condamné, puisqu’il ne peut fonctionner qu’en portant atteinte à la
dignité humaine.
Une question
s’invite à notre débat : MBS pense-t-il s’acquitter du prix du sang des dizaines
milliers de victimes mortes, sous ses bombes destructrices au Yémen ? Je parie que le jour du jugement, les enfants du ce pays meurtrie
et dévasté seront présent au tribunal pour témoigner de leur souffrance
quotidienne, de la famine, du Choléra, de la mort de leurs parents, de la
pulvérisation de leur avenir, et de tant de fléaux infligés par le régime
saoudien.