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mercredi 3 juin 2020

Khashoggi, la Vendetta, la boue et le prix du sang



 Il est surprenant de constater que le prince Mohamed Ben Salmane incarne, de plus en plus, cette image d’Épinal, représentant un homme embourbé dans les sables mouvants, ne sachant comment s’en sortir. Chaque pas, chaque effort, se traduisent par plus d’embourbement, donc d’enfoncement. Le célèbre « pardon » qu’il vient d’arracher aux enfants de Jamal Khashoggi, démembré dans des conditions digne d’un film d’horreur, ne peut que l’accabler davantage. Comment cela ? Je m’explique.

Ahmed Ben Bannour


Derrière ce « pardon » frelaté, se profile le système tribal dans toute sa rouillure archaïque. Cependant, le malentendu qu’engendre une telle démarche est insoluble, témoignant de l’absurdité d’un pouvoir, tout à fait étranger aux principes des droits de l’homme, tels qu’ils sont conçus par la communauté internationale.

Mais de quel malentendu s’agit-il ? En versant la diyya, c’est à dire le prix du sang, comme le stipule la vendetta, il pense s’en sortir à bon compte. N’a-t-il pas payé son dû ? A aucun moment, il ne réalise qu’il vient d’accomplir une véritable opération de relation publique, aboutissant à l’opposé de l’effet escompté. Le résultat en est, que tout un chacun est convaincu que le prince est parfaitement ancré dans une logique tribale archaïque. En effet, le « pardon » en question, s’avère une véritable déclaration sur tous les toits, affirmant que l’assassinat du journaliste, fut perpétré sous ses bienveillants auspices. Que le crime est bel et bien commis par les membres de sa propre tribu. Naïvement, le prince exhibe la preuve incontestable : la diyya est payée. Le pardon est donc octroyé.

Rappelons que selon cette loi tribale, une fois la diyya payée, c’est à dire la compensation financière expiatoire, les assassins ne seront plus poursuivis, ni punis, puisque la diyya en question est susceptible de garantir la vie sauve aux meurtriers, comme au commanditaire. MBS n’aura plus à s’inquiéter, aucun des membres de la tribu à laquelle appartient la victime n’attenterait à sa vie. Transgresser la parole donnée en la matière, entrainerait un déshonneur qui éclabousserait toute la tribu.
Ahmed Ben Bannour

 Rappelons encore une fois, que la tribu saoudienne fonctionne et se perpétue grâce à une cohésion absolue. La diyya est un élément important dans cette architecture, puisqu’elle permet de mettre un terme aux conflits fratricide, scellant ainsi une réconciliation salutaire. Tout esprit qui désobéit aux ordres dictés d’en haut, est considéré comme kharijite. C’est à dire « sortir » de cette cohésion pour l’affaiblir, c’est agir en dehors du dogme d’une tribu élargie aux dimensions d’une communauté nationale. Ce qui représente ainsi un danger qu’il faut éliminer.

C’est cela qui préserve et privilège et pouvoir, dans le cadre d’une hiérarchie minutieusement structurée. Un wahhabisme trop sourcilleux sur l’application stricte des préceptes ancestraux, intervient pour sacraliser et bétonner une telle pyramide de valeurs désuètes certes, mais constamment activées. 

Précisons par ailleurs que le terme « pardon » avancé par les média, n’est pas une traduction fidèle du mot alsolh, désignant plutôt une réconciliation. Dans cet environnement, on n’a que faire d’un « pardon », reflétant une attitude passive et désarmante. Par contre, alsolh renvoie à une dynamique active, faite de nouvelles alliances, engendrant un nouveau pacte. Celui-ci, donne lieu à de nouveaux partages, de nouveaux échanges, ce qui se traduit par une régénération du pouvoir clanique.

Que ce soit alsolh  ou le « pardon », la notion en tant que telle, révèle de manière inattendue la nature du régime saoudien : sa conception de la justice, ainsi que les us et coutumes qui renvoient à une spécificité contredisant, point par point le droit international et les droits de l’homme. Il va de soi que cette soi-disant « originalité » porte une atteinte grave à cette justice universelle qui transcende les spécificités culturelles des sociétés humaines.

Le bourreau achète l’âme de sa victime

Cependant, si MBS pensait avoir dupé la communauté internationale, il réalise aujourd’hui qu’il a fait chou blanc. Le « pardon » censé redorer un blason terni, tombe à pic avec l’ébranlement de la maison Al-Saoud, suite à tant de défaites militaires, tant de dégringolades bariliennes. Le prince que l’on pensait sage comme une image, apparaît sous un autre jour, il est aussi tyrannique qu’impulsif, n’hésitant pas à commanditer le crime le plus odieux contre un homme, qui n’arbore d’autres armes que sa plume. Le « pardon » ne révèle-t-il pas l’archaïsme d’un système, et l’arrogance d’un bourreau, qui se pare des atours de la vertu et de la puissance. C’est ce même prince, que l’on surprend en plein jour, négociant l’achat du sang et l’âme de sa victime. 

Et voilà, notre seigneur du désert de l’Arabie, emberlificoté dans ses passions. Il ne comprend pas ce procès en sorcellerie qu’on lui intente. N’est-il pas dans son droit ? La victime n’a-t-elle pas commis l’irréparable ? Ne s’est-elle pas rendue coupable de ‘Issiane ? C’est à dire une rébellion active, un acte offensant Dieu. Qui nierait alors que la vengeance divine, c’est à dire la peine de mort par décapitation s’impose ?
Ahmed Ben Bannour

 C’est cette logique tribale qui fonctionne à plein régime. Le blogueur Raif Badaoui accusé d’insulter l’Islam, n’a été sauvé de la décapitation que grâce à une campagne mondiale retentissante. Mais, cela n’a pas empêché la vengeance de s’exercer dans toute sa rigueur, et le jeune militant poète fut condamné à dix ans de prison, et mille coups de fouet. La sacralité de la religion ne va-t-elle pas de pair avec la sanctification de la vengeance ?

Nous sommes ici en pleine problématique de la justice. Celle-ci fonctionne partout avec le même principe : sévir contre quiconque transgresse la loi, en causant des torts à autrui. Sauf que la loi ici, est la loi dictée par une féodalité sordide au service d’une structure politiquement asservissante. Dans ce contexte, la justice est vidée de toute substance créatrice. On lui fait endosser un costume de clown, avec sabre à la main et fouet sous le bras. Ainsi, la justice censée être au-dessus des passions, et des partis pris, se transforme en une institution inquisitoriale, bassement vengeresse et vénale. 

Nous avions eu un avant-gout de cette justice, lors de l’embastillement de centaines de princes dans un palace de luxe, qui ne furent libérés qu’après s’être délestés de centaines de millions de dollars. Ce jour-là, tout un chacun s’est posé la question : si ces détenus dans leurs cages dorés étaient accusés de corruption, pourquoi ne pas les juger en bonne et due forme ? La réponse surgit d’elle-même : depuis quand la justice tribale juge son propre clan ?

En payant la Diyya, le prince pense qu’il s’est réconcilié avec la famille Khashoggi, mais à sa grande surprise, il réalise qu’il s’est aliéné toute la société saoudienne, et avec elle l’opinion internationale. Aujourd’hui, la répression féroce que mène MBS, n’est pas autre chose qu’une fuite en avant. Son combat n’est pas le sien. C’est le combat que mène la tribu décadente contre une modernité envahissante. Cette même modernité, dont les signes annonciateurs, sont ces femmes que l’on emprisonne, parce qu’elles exigent leurs droits à leurs corps. C’est cette expression, qui se libère et qui ouvre la voie à des interrogations salutaires. C’est cette nouvelle élite, qui jette un regard critique et autocritique sur un héritage ossifié et ankylosé. C’est cette démocratisation des esprits, qui bat en brèche, et le narcissisme tribal, et ses cloisons intellectuels étanches. Tout cela annonce que le système est bel et bien condamné, puisqu’il ne peut fonctionner qu’en portant atteinte à la dignité humaine.

Ahmed Ben Bannour

Une question s’invite à notre débat : MBS pense-t-il s’acquitter du prix du sang des dizaines milliers de victimes mortes, sous ses bombes destructrices au Yémen ? Je parie que le jour du jugement, les enfants du ce pays meurtrie et dévasté seront présent au tribunal pour témoigner de leur souffrance quotidienne, de la famine, du Choléra, de la mort de leurs parents, de la pulvérisation de leur avenir, et de tant de fléaux infligés par le régime saoudien.